Extrait de : Georges HALDAS
Le livre des trois déserts et De l’écriture aux écritures, entretiens.
- Qui est Georges Haldas ?
Né en 1917. De père Grec et de mère Suisse-Française. Ce qui le fera dire un jour :
« Ma patrie n’est ni tout à fait ici, ni tout à fait là-bas. Ma patrie, c’est la relation. »
Indissociable du sens de l’autre.
Ce dont témoigne toute son œuvre (poèmes, chroniques, carnets de « l’Etat de Poésie »).
- Résumé
Dans cet ouvrage poétique, spirituel et parfois mystique et sociologique, Haldas présente le désert de sable et le compare au désert social. Il décrit l’éprouvante angoisse de se sentir isolé dans un système écrasant dont la provenance de la domination n’est pas identifiable. Puis, dans une troisième partie il nous invite à visiter notre propre désert intime et à comprendre la responsabilité de chacun, le désert social étant pour lui, une simple émanation de nos déserts intérieurs. Il nous invite à retrouver la Source et à devenir chacun, une oasis.
Le livre des trois déserts
Désert de sable,
Détresse et révélation
« Car il y a ceci encore, dans le désert, qui de près nous concerne. A savoir qu’il est lieu de tous les contrastes et, en ses excès de toutes les contradictions. Tous les dangers s’y donnent rendez-vous. Soleil impitoyable, soif qui vous torture, marches exténuantes, tempêtes de sable. La mort autrement dit qui a chaque pas vous guette. Et puis ces monstres harcelants le voyageur à la conscience troublée par la fatigue et par l’insolation. L’esprit est mis à mal comme le corps. Le pire étant néanmoins la disparition de tout repère, le risque de s’égarer, la perte des repères, la perte de la voie à suivre pour sortir de la prison des étendues, si on ose dire. Tant de caravanes ou de visiteurs solitaires engloutis dans l’espace anonyme. Solitude, désolation et mort, et par contraste, la beauté extraordinaire du lieu où si l’on perd la voie on perd la vie. C’est un lieu de passage. Et un lieu de mirages… Mais, lieu de détresse et de malédiction, le désert est aussi lieu des grandes révélations.
De même que le voyageur à bout de force et sur le point de défaillir, encontre soudain l’oasis et l’eau qui va lui rendre vie et courage pour reprendre sa marche; on retrouve de l’eau, du courage et on repart. De même est-ce, dans ce désert où tout, semble-t-il est à jamais enseveli, que vont se lever les grandes figures porteuses de révélations touchant la nature de l’Homme et la destination ultime des êtres. »
Le surgissement de l’autre
Enfin qu’on nous permette, touchant le désert de sable toujours, et à partir des images qu’on nous en propose, quelques considérations. Telles qu’elles se présentent, dans le désordre, un peu – qu’on nous pardonne – à notre esprit. Et d’abord qu’avec ses horizons illimités, le désert nous met en présence d’un perpétuel au-delà des choses. il nous met en relation par là-même avec ce qui nous dépasse. J’allais même dire qu’il l’inclut. D’où le sentiment de grandeur, à la fois, et de présence qu’il nous donne au sein même de son dénuement. Avec lui, l’au-delà est toujours présent. Il est aussi à l’image de notre conscience des choses. Qui implique toujours leur au-delà. D’où les intimes correspondances que nous avons dites entre lui et nous. »
« Autre point. En raison même de la solitude qui, en lui, règne, et d’une continuelle absence, il ne rend, on le conçoit, que plus précieuse toute rencontre. Comme il donne, on l’a vu, plus de portée à la voix qui, au sein de ces espaces, crie ou prophétise. Plus dense de même et importante, parce que le plus souvent inattendue, est dans ses étendues la rencontre de l’autre. Sous quel aspect que ce soit. Ainsi la plus miraculeuse est, pour le voyageur mourant de soif, la rencontre de cet autre également qu’est l’oasis. Plus merveilleuse que tout l’eau qui le désaltère. La particularité du manque, de l’absence, étant de nous renvoyer à une plénitude de présence, le moment venu, qu’on ne connaitrait pas sans cela. (L’épreuve du manque, en ce sens, est bien une grâce). (…) Le naturel, dans le désert, prépare l’avènement du surnaturel.
Mais rencontre aussi de l’autre sous les espèces d’une rencontre humaine. Inopinément surgis. Et qui n’en n’est par là-même que plus valorisante. Pas besoin de beaucoup d’imagination pour éprouver l’angoisse, confinant au vertige, du voyageur peu sûr, depuis un certain temps, de cheminer sur la bonne voie ou qui à l’impression tout à coup – tempête de sable – qu’il l’a perdue. Et voici contre toute attente, que se dresse devant lui soudain, comme envoyé du ciel, une présence humaine. Miraculeuse elle aussi. La rencontre de l’autre, comme rendu, ce dernier, par la surprise, et le bonheur de cette surprise, à sa splendeur originelle. Et fraternelle. Dont nous n’avons plus aucune idée nous autre dans les villes, où l’on croise, en une seconde, des dizaines d’êtres sans y prêter attention. Mais ici, avec cette rencontre, les contrastes à nouveau, propres au régime du désert se manifestent : ce personnage, à pied ou sur son chameau, surgit là devant vous, et qui un instant, l’émotion aidant, pari monumental, est-ce un bandit qui va vous détrousser, s’en prendre même à votre vie ou est-ce, au contraire, un être bienvenu dont la seule présence atteste en effet que l’on est bien dans la voie ou alors qu’il va nous indiquer où elle se trouve.
Bref, dans le désert de able, comme ailleurs, il n’y a pas de rencontre neutre.
Mais l’essentiel n’est pas là encore. Il me semble être plutôt dans l’absence, quand on a perdu la voie, de tout point de repère pour se diriger. Avec les risques que cela entraine. le souci premier donc du voyageur parcourant le désert est bien de se maintenir dans la dite voie, qui lui permette de le traverser pour en sortir. La voie ici n’étant rien moins que la vie. Comme la perte de celle-ci signifie la mort. »
On devine déjà par là même où nous allons en venir dans la réalité sociale comme dans nos vies personnelles. A savoir la nécessite vitale de ne pas perdre la voie juste. Et du même coup le sens. Par manque, précisément de points de repères. Mais lesquels ? Toute la question étant là aujourd’hui pour l’Homme. Et les hommes. Et pour chaque être humain en particulier. Voyageur, lui aussi dans les déserts de ce monde : le social et l’intime.
Désert social
Névrose de puissance
« Venons-en à la question que nous avons à nous poser à travers les villes de nos sociétés industrialisées à outrance et touchées par ce que Christiane Rochefort appelait une « névrose de puissance », contaminant toutes les activités humaines : économiques avant tout, politique, militaire, culturelle, sportive, sexuelle même, publicité etc. et rien que le vocabulaire dit tout : être « gagnant », « battant », « performant » Triste chanson; oui, dans le bruit et la fureur, les illuminations et les fastes, cachant la pire misère, la question que nous avons à nous poser est bien : sous tout cela, où est, en raison de son inhumanité, ce que nous appelons ici, par contraste avec celui des sables, le désert social ? Vécu en tant que tel par beaucoup comme un enfer mais quel désert ? »
Déboussolement et écrasement
(…) « bref, nous avons désormais affaire partout, non plus comme jadis à des régimes totalitaires, mais à un totalitarisme gestionnaire que son anonymat protège. Il est partout en effet et nulle part. Difficile donc de le cibler. Et par là même de l’attaquer. Comme dans le désert de sable, on manque de points de repères. Pour trouver la voie – mais quelle voie ?- qui nous sorte du marasme. Tel est notre actuel désert social. Ou disons tel en est un des aspects.
Les idéologies politiques, en leur temps, elles, avaient au moins, leurs figures emblématiques, reconnaissables, un visage apparemment humain : Mussolini, Franco, Hitler, Staline. Dans la cruauté même et l’arbitraire, repérables. Dans la tragédie, un ennemi était identifiable, une résistance pouvait solidariser des êtres et organiser une lutte. Plus rien de cela aujourd’hui. Mais le monde d’un économisme sans visage. Résultat : il engendre une sorte d’impuissance, à quoi se mêle, chez les jeunes notamment, un rejet compréhensible à l’égard de toute forme de pouvoir dont ils ne perçoivent que trop le caractère machiavélique et dénué de tout respect humain. Nous évoluons en réalité dans une espèce de désert social dépersonnalisé où les bêtes sauvages sont devenues mécanisées et finissent par robotiser notre vie quotidienne. De même qu’une sur-information finit par anesthésier les cerveaux et freiner les initiatives créatrices.
(…) La science, qui hier encore se croyait à même de résoudre tous les problèmes, avec la naïve prétention, en plus de venir à bout du mystère même de la vie, Dieu merci en est revenue. Reste qu’une chose aujourd’hui est certaine : quels que soient les progrès, elle se révèle plus que jamais incapable de répondre à ce qu’il y a de plus important pour l’être. A avoir l’énigme de la destinée humaine. Quel sens à la vie, s’il y en a un ? Et quel sens, par rapport à ce dernier, a la vie de chacun de nous en ce monde ? Qu’est-ce que le bien et le mal ? (…) Bref, impossible, pour la science, d’accéder à l’essentiel. Espace désertique, là encore, sans points de repère.
De tout cela que résulte-t-il de nos jours, sinon un déboussolement général des consciences ? (amplifié par les médias) Assorti en outre d’un sentiment d’écrasement face à un gigantisme croissant et à une non moins croissante complexité de tous nos rapports. Mettant toujours à mal notre système nerveux et sa capacité de résistance.
(…) Les réactions des êtres face à cette embardée collective et aux pressions qu’elle exerce sur chacun ? Elles ne sont que trop connues. Révolte à base de haine contre ce monde absurde et criminel, délinquance, terrorisme sous toutes ses formes ; bref, le meurtre. Ou alors le désespoir et la démission. (… parle de la question fondamentale du SENS…) »
(…)
Dans les catacombes.
« Mais captant donc dans l’air, ces menaces, je me dis ceci encore, qui m’apparait capital : que ce n’est pas l’économie mondialisée, à la fois, et débridée qui suscite le chaos régnant où des millions d’être s’exténuent et périssent. Mais c’est le chaos intérieur de l’Homme qui engendre aujourd’hui ce type d’économie. C’est le dedans ici, comme toujours, qui conditionne le dehors. Le quel, à son tour, influe sur le dedans. Qu’est-ce que cela signifie ? Sinon que le désert social, en son inhumanité, a son correspondant et son origine dans ce désert qui est en nous. En chacun de nous. Ce que nous appelons donc ici le « désert intime ». Et que par conséquent, il n’est pas possible de réduire la part désertique du social – l’inhumanité – sans commencer par découvrir dans le désert intime ce qui en cause les dangers et les maléfices Bref, le mal en nous d’abord. Que disons-nous encore au départ ? Que mortel est le désert de sable, si on n’y retrouve pas de points de repère pour s’orienter, pas d’eau dans les oasis pour nous régénérer, pas de voie enfin pour en sortir. or il en va exactement de même pour le désert intime. En chacun de nous. Et que, par conséquent notre tache première est, au sein même des turbulences actuelles suscitées par l’aménagement (le déménagement !) planétaire, de trouver également des repères, des oasis et enfin la voie salvatrice. Le SENS. Mais comment est-ce possible ? Éparpillés que nous sommes dans ce monde en gésine. Réduits à l’impuissance. Atomisés. C’est bien ce que nous allons essayer de voir ici dans la troisième partie, consacrée précisément au désert intime. (…) ce qui importe aujourd’hui c’est de se préparer intérieurement, psychiquement pour permettre le moment venu, l’émergence de ces solutions, Emergence imprévisible. Mais cette imprévisibilité même implique de notre part implique ce qu’il y a de plus précieux, de vital même – et qui de nos jours fait tellement défaut – la confiance. Une confiance inconditionnelle. Qui est à sa manière germinative. Il en va ici comme dans l’Etat de poésie. On ne sait pas quel poème va jaillir soudain des profondeurs en nous. Mais ce que nous savons c’est qu’il y a une manière d’ETRE, de vivre dans un état de constante ouverture et de réceptivité, une attente sans attente, si j’ose dire, qui en favorise, le moment venu, l’éclosion. Dans son imprévisibilité même. »
(…)
Désert intime
Rencontre et relation
(…) L’autre, il faut y insister commence avec nous-même. Et en premier lieu avec notre corps. Qui sommes nous donc ? Vous, moi, chacun. Et qu’a-t-il fallu pour que nous venions au monde ? C’est simple en même temps qu’un grand mystère. D’autant plus grand qu’il nous est familier. A savoir qu’il a donc fallu, pour que nous existions, pas moins que la rencontre d’un homme et d’une femme. rencontre qui a donné lieu à une relation. La rencontre est une graine de relation. Que sommes-nous donc sinon des enfants de la relation. A commencer par notre corps. C’est l’évidence même et néanmoins d’une importance primordiale. Dans la mesure où ce corps dans lequel nous vivons ce n’est pas nous qui l’avons conçu. Ni fait. Pas plus que l’Homme n’a conçu ni fait cet univers dans lequel, à un moment donné, il a surgit. En un mot nous habitons une maison que nous n’avons pas nous-même construite. Autant dire et voilà qui compte pour nous au premier chef, que notre corps est déjà l’autre. l’autre est constitutif de notre être. Je laisse ici à chacun le soin de déduire les conséquences à n’en plus finir de cet état de fait.
Ce corps qui est le nôtre et en même temps déjà l’autre, ne pourra réellement vivre que par ce sens de l’autre, qui en est comme le prolongement. Mais de l’autre cette fois extérieur à nous. En vertu donc de ce que nous venons de dire, et du fait que lui aussi fait corps avec cet autre, pour lui, qui est nous, cet autre est par là même notre frère. D’une fraternité, on le voit, non sentimentale, édifiante ou idéologique, mais première et organique. Bref, le sens de l’autre n’est rien moins que notre condition d’être. Pour la simple et bonne raison de surcroit, qu’il est partie prenante de la relation. Principe de toute vie (…) c’est dans et par la relation que nous commençons de vivre. »
Entre nous l’eau vive.
« Disant cela je ne prêche pas. J’ai horreur de ça. Je n’enseigne pas, ce n’est pas mon affaire. Je constate et je dis. Je dis que le désert social peut créer un ordre, des hiérarchies, des lois, des sanctions. Jamais il ne pourra, de par sa nature même, engendrer une meilleure qualité d’être au monde. Ni rendre l’homme plus homme (au sens où nous allons voir).(…) La relation aimante à la Source d’abord ! Celle-ci alimentant la relation aux êtres. Cette eau vive de l’oasis essentielle. Qu’est-ce que cela en outre signifie ? Cela signifie qu’il ne faut rien attendre d’une société quelle qu’elle soit. De ses institutions quelles quelles soient. Imparfaites, impuissantes, faillibles, elles le seront toujours. Seuls les êtres particuliers, en tant que personnes, peuvent, par leur manière d’être, rendre habitable le désert social. Constituant par la qualité de leurs rapports, et à l’intérieur même de la société civile, des communautés informelles, sans dogmes et sans hiérarchie. Ces communautés seules, soustraites à l’esprit de puissance, peuvent limiter les dégâts causés par le désordre général que nous avons dit. Que de fois je me rappelle, nous nous demandions avec le poète espagnol Antonio Machado : qu’est-ce qu’être mas hombre (plus Homme) précisément ? Je crois pouvoir donner une esquisse de réponse. S’il est vrai que toutes les puissances du monde – y compris le savoir et nos explorations interstellaires elles-mêmes – ne sauraient fertiliser, humainement parlant, notre désert social, comme une seule seconde d’émerveillement, plein de révérence, devant la beauté ou les larmes de la compassion, devenir « plus homme », c’est devenir, avec d’autres hommes, dans le désert social, des oasis. Il n’y a pas longtemps encore je disais que notre tache première, de nos jours, en tant qu’hommes, était, pour chacun, de faire entendre, dans « la vallée du carnage », selon l’expression du prophète Ezéchiel, le murmure de la Source. Je dirais, aujourd’hui, dans le désert social présent et à venir, c’est devenir toujours plus, les uns pour les autres, des oasis d’eau vive. L’eau vive de la relation à la Source et, à travers celle-ci, aux autres hommes. Quel qu’en soit le prix à payer. »