L’être conflictuel au travail comme être vivant

Il faut considérer comment la volonté d’étouffer les conflits favorise le retournement des pulsions, le retournement de la pulsion d’amour, c’est chercher l’autre aussi dans la violence et la haine. L’être est un être de langage même au travail. Quand on étouffe la parole, quand l’être ne parvient plus à formuler sa propre pensée par l’opposition, par le non, par la dialectique on propose une taxidermie de l’être. C’est un clivage demandé aux salariés entre le travail et la vie privée qui n’est pas réalisable et qui ne saurait-être qu’un processus morbide.  Soi, au travail, est un être vivant, si on cultive le conflit, l’opposition, on ne procède plus au refoulement de l’être existant, on va permettre à ce soi de s’inscrire dans les organisations comme un être de pensée et de langage.  Refuser le conflit c’est prendre le risque de priver l’être de son besoin de penser par le langage. Se positionner dans l’opposition est un processus vivant. Le salarié à besoin de se situer dans du pour, du contre, de penser les situations. Autant dire qu’il a un avis sur tout mais qu’il ne connait cet avis que dans l’énoncé qu’il en fait. Et que moins cet énoncé est inscrit dans une dialectique de confrontation, plus il laisse place à tous les imaginaires et les phénomènes de groupes qui vont de la revendication à l’abattement aux phénomènes d’hystérie collective. Tout se passe comme si le conflit permettait à l’être qui pense seul et qui part dans l’imaginaire de se heurter à la réalité, au principe de réalité qui cadre les dilatations de l’imaginaire. Les contraintes de l’autre, peut-être même son existence en tant qu’autre, doit être face à celui qui se pense dans l’organisation. Une étude très intéressante citée par le politologue Vincent Tiberj[1] fait référence à cela. Il explique que l’on avait fait une expérience dans un sondage d’opinion où l’on demandait aux gens, s’ils étaient pour ou contre l’interdiction de la mendicité dans les lieux publics. Or les réponses étaient vagues et finalement les gens n’avaient pas une opinion véritable sur la question, si par contre, avant la question on leur exposait les arguments de deux parties opposées, alors ensuite ils savaient beaucoup mieux choisir. Il explique alors que c’est là que l’on voit que le non n’est pas quelque chose ex-nihilo, mais que le non vient d’une volonté d’essayer de comprendre, le non vient d’une volonté de choisir. Il ajoute qu’assez souvent on ne garde que le non alors même que c’est toujours les termes d’une alternative.

Le rôle de la médiation est d’offrir un cadre contraignant à la pensée puisqu’il inclus de penser face à l’autre qui pose aussi ses propres contraintes, ses arguments. Il le fait dans l’entente de soi et de l’autre. Dans cette démonstration, l’idée est de dire combien il est préférable qu’il y ait une frustration à la possibilité de répondre positivement à une demande (à condition qu’elle ait été entendue) plutôt que de priver les êtres d’être au stade supérieur, le stade de la pensée et de l’inscription dialectique. Vincent Tiberj situe son propos en spécifiant combien les penseurs de la démocratie américaine on pensé cette démocratie comme un équilibre des forces. J’ajouterais qu’en France, la démocratie n’est pas un lieu vide habité pour certaines décisions de deux forces qui se confrontent mais bien plutôt le lieu d’exercice du pouvoir par un représentant qui paradoxalement en est de plus en plus dépourvu et s’avoue impuissant face aux grandes forces économiques. Phénomène que nous retrouvons exactement dans les organisations. Où la démocratie est en fait l’exercice d’un seul qui assure de son impuissance dans ces décisions contraintes par des formes supérieures d’autorité légales ou économiques. Démocratie dans laquelle quand deux opinions ne se rencontrent pas, le choix est fréquent de répéter mieux, autrement ou encore l’information descendante dans l’espoir qu’elle soit comprise ou prise.

Dans le conflit il y a du langage, de la pensée et une inscription existentielle. Aux Etats Unis le conflit est inscrit dans le dialogue, à ce titre il est banal. En France il n’est pas souvent inscrit dans une dialectique, il est inscrit dans la pulsion, et le latin confond conflit et violence dans sa représentation. Le conflit est un rapport de force violent dans l’imaginaire[2]. C’est pour cela qu’il est étouffé. Il est aussi, paradoxalement, un signe de mauvaise santé de l’entreprise, parce que l’on confond conflit d’opposition dans la co-construction et conflit destructeur. Il faut faire de la clinique du sujet dans le conflit car elle révèle des phénomènes étonnants. En premier lieu (celui du conscient), une personne vous dira qu’elle évite le conflit parce qu’elle veut ménager l’autre, parce qu’elle est trop gentille, elle part d’un empêchement qu’elle situe dans l’altérité et dans l’amour. Or, très souvent, dans la clinique, les personnes qui avouent éviter le conflit ne sont pas en contact avec un mouvement d’empathie, bien au contraire ! Elles finissent par découvrir qu’elles sont en contact avec une telle pulsion de colère, de haine et de destruction qu’elles préfèrent s’en tenir à un refoulement. C’est tout de même très différent. Je peux citer un entretien clinique avec un participant en supervision de groupe qui m’avait dit « je ne veux pas entrer en conflit car mon directeur se donne déjà du mal pour survivre et je ne veut pas l’enfoncer d’avantage ». Au lieu de reprendre son excès d’empathie qui lui propose une dissimulation de ses difficultés, j’ai repris la fin de sa phrase en reformulant : « si vous lui disiez ce qui se passe pour vous, vous l’enfonceriez d’avantage ? » le salarié s’exclame « je crois-même que je le défoncerais d’avantage ! » et le groupe éclate de rire avec lui dans une libération visible. Mais peut-on entendre là la pulsion sadique, bien loin de celle proposée au départ ? Ainsi le refoulement vient de la peur du sujet de donner libre cour à sa pulsion de destruction et non pas d’une considération pour l’autre. Le médiateur est tenu en éveil par la notion de responsabilité dans la relation et par la transformation d’une émotion en demande intelligible. Il se situe donc à la frontière où il va permettre au salarié de dire ce qui lui pose problème en le responsabilisant sur son vécu subi. Mais il va inviter la forme pulsionnelle à se sociabiliser dans une demande entendable par l’autre et constructive. Mais mon propos est de situer la médiation comme espace d’élaboration psychique contrainte par la présence de l’autre et de ses propres représentations et contraintes. Il est temps qu’au lieu de partir chacun dans ses échelles émotionnelles, la rencontre structure la façon de penser l’entreprise et les relations interpersonnelles qu’elle engendre. A ce titre la médiation met en jeu deux propositions fortes. La première est de cadrer la façon de penser l’autre en lui donnant une place et réciproquement. La seconde, plus large, est d’assurer la bonne santé conflictuelle de l’entreprise.


[1] Jeudi 17 octobre 1013. France culture, « Deux minutes papillon » par Géraldine Mosna-Savoye: pourquoi dire « non » n’est-il pas que le signe du mécontentement ?  Réponse avec le politologue Vincent Tiberj, pour qui le « non » n’est pas qu’une manifestation du peuple ignorant, mais un choix plus fécond qu’un oui.  
 
[2] Bien peu d’acteurs on eu une vraie considération des différences entre affronter et confronter avant le débat. Il est même pédagogique quand on pose un cadre de travail de groupe d’expliquer qu’il n’est pas nécessaire de s’inscrire par défaut de la pensée de l’autre, d’invalider ce qu’il pense pour que sa pensée propre soit légitime ou enfin de s’inscrire dans une contradiction qui vienne prendre le dessus, mais que le paradoxe peut coexister et s’avérer fructueux en conservant deux points de vues.  Très concrètement, il n’est pas nécessaire de commencer par dévaloriser le propos de l’autre (ce que vous dites n’est pas vrai, etc) pour donner légitimité au sien. 
L’être conflictuel au travail comme être vivant