Pour faire suite au précédent article sur la névrose de puissance, je voudrais dire combien elle est à écarter dans l’espace d’analyse des pratiques professionnelles au profit d’un espace de supervision en lien avec ce que Georges Haldas a appelé un état de poésie. Ni analyse rationnelle, ni embourbement émotionnel, l’état de poésie ouvre une voie royale pour intégrer l’être des professionnels.
Les acteurs sociaux arrivent souvent dans cet espace fatigués voire en état graduel de fatigue – épuisement – puis effondrement en dépression ou burn-out. Dans ses conférences, récentes Mathieu Ricard explique que quand il se mettait en état de ressentir de l’empathie, (à la demande des expériences IRM) il l’associait avec un élan d’amour, de compassion. Quand il s’est efforcé de ressentir de l’empathie autrement qu’en y associant une émotion d’altérité, il a rapidement ressenti un burn-out total. Or les acteurs sociaux ont déjà des chefs de service, des psychologues à leur disposition pour décomposer, analyser, scientifiser leur pratique. Et heureusement car c’est un exercice qu’il faut faire. Mais ajouter à leur pratique de grands mots d’analyse, d’expertise, qui donne une sensation de contrôle ne les aide pas en profondeur. Quand j’interviens sur des équipes qui ne veulent plus faire d’analyse des pratiques professionnelles, je suis presque rassurée sur le fait qu’elles vont être en demande d’autre chose de créatif et personnalisé dont elles seront responsables. La névrose de puissance, nous l’avons vu, c’est d’être toujours plus performant, de mieux contrôler, maîtriser, de faire plus, mieux, plus vite. C’est l’apologie de la maîtrise et de la force. C’est la réussite au dépend du succès. Mais comment retrouver de la joie ? De la paix et de la satisfaction ? Comment celui que nous accompagnons peut-il retrouver la paix intérieure, la « petite chanson ». Comment sommes-nous des oasis, des sources d’eau vive, régénérantes, vivifiantes, apaisantes ? Si ce n’est en partageant un état de poésie communicatif. De source à source, de gré à gré. Cet article ne remet pas en cause la formation et l’apprentissage exceptionnels d’un espace d’analyse et même d’autres effets bien plus profonds de confiance en soi et dans les autres. Mais il y a un petit espace qui peut se vivre là, un espace original et fort, un espace communicatif de poésie (qui n’a rien à voir avec le fait d’écrire de la poésie, c’est un état d’être) que nous allons tenter d’envisager.
L’état de poésie c’est passer par l’émotion, (non pas les émotions). Non pour y rester ce qui serait psychologisant, certaines équipes ont vécu cet enlisement émotionnel dont l’animateur ne semble pas pouvoir les sortir et cela n’est qu’une épreuve supplémentaire, peut-être même pire. Mais de façon assez proche de ce que Rogers à appelé la congruence, l’état de poésie est d’abord un état d’être. Ce n’est pas un procédé scientifique d’écoute avec telle ou telle méthode, même si elles me servent, des entretiens d’explicitation de Pierre Vermersch, les étapes de Kolb, la pratique réflexive, personne ne remet en cause la méthode Balint, bien au contraire. Mais c’est encore une conjugaison du faire, des savoirs-faires. Indispensables mais soudain encombrants quand le groupe arrive dans un épuisement d’être. C’est un aparté que nous envisageons, sans doute, mais dans une inclinaison permanente qui permet cet aparté. Sinon nous sommes comme un GPS qui répéterait l’itinéraire, sans voir qu’il y a une demande autre, un GPS ne voit pas que le conducteur, fatigué, s’est arrêté au bord de la route, il continue à envisager l’itinéraire, le fait que le conducteur à pris la tangente lui échappe, calme et dans une sorte de patience froide, il répète « dès que vous pourrez, faites demi-tour ». Les personnes ont une spiritualité aussi, ou elles l’ont perdue, elles ont des moments de poésie aussi, de possibles ressources d’énergies, là, dans cette source féconde qu’est la poésie, que la méthode ne doit pas empêcher. Cette question rejoint celle de savoir à partir de quel moment nous devenons les outils de nos outils… Ce qui ne les questionne pas, mais qui interroge notre façon de les utiliser. C’est pourquoi j’ai repris sur mon site la phrase d’Einstein : « La logique vous mènera d’un point A à un point B, l’imagination et l’audace vous conduiront où vous voulez ». L’espace d’un instant, l’espace d’un surgissement possible de l’homme plus Homme. L’état de poésie est un état réceptif, permanent, en tous cas dans cet espace. Un état très exactement au croisement de ce qui est proposé par l’extérieur et vécu à l’intérieur. Avec une première mise en garde. Aucun mot, aucune phrase, ne pourra totalement révéler l’ineffable. Le mystère de l’humain, ses états d’être, dire la vie, c’est mesurer en permanence l’écart entre quelque chose d’énorme, mystérieux et fertile et l’échec à le dire. L’état de poésie permet des fulgurances, elle échappe à l’espace temps, dans l’exercice pénible de l’énoncer, il y a toujours le décalage entre une fulgurance ressentie, complexe, mystérieuse, dense, et ce que l’on peut en dire. Nous sommes là où comme disait Valéry, « les choses ne sont ni vraies, ni fausses et qui d’ailleurs ne sauraient l’être ». Là, je vous propose d’accueillir la personne là où sont les assises de l’être. Là où elle réside dans son mystère. Là où la science est perplexe. Une nécessité qui s’impose de dire la vie. C’est permettre l’éruption qui se prépare dans le volcan, dire la vie c’est éviter le passage à l’acte. La poésie émerge dans le destin sublime, sublimé de la douleur qui pourrait avoir bien d’autres voies d’expression de ses pulsions. Je ne parle pas d’écrits poétiques, de langage littéraire, j’évoque la présence particulière de l’animateur vivant et lui-même en état de poésie qui permet à l’autre de rencontrer sa source et la sienne. L’Etat de poésie c’est une manière de vivre les choses, une manière d’être, une disponibilité aux moindres choses de la vie (le bruit d’une fontaine la nuit, la démarche d’une femme âgée, le silence de la neige, la présence d’une personne qui est partie et son verre est resté là, mi-plein pour les exemples de vie que donne G. Haldas) mais dans l’espace qui nous concerne ce sont des regards, des silences, une musique particulière que fait la pause, un mot, un sentiment qui vont permettre une réceptivité particulière d’un animateur qui pense que derrière l’univers des choses visibles il y a tout un monde humain. Une réalité fondatrice invisible avec une source mystérieuse. Dans l’état de poésie, cette source n’est pas Dieu, c’est indicible. Cette hyper réceptivité permet à l’animateur de dire ce qui l’émeut dans les choses, avec une sorte de congruence profonde, il se laisse soumettre à l’émotion-poétique. L’émotion-poétique se laisse toucher par ce qu’elle perçoit. L’émotion au sens étymologique est un mouvement qui veut sortir. Mais il est réputé mettre le désordre. L’émotion-poétique engage tout l’être, l’investi, d’abord par les sensations du corps. Puis vient se joindre une part affective d’admiration (d’un paysage) d’émerveillement ou autre, et enfin la pensée vient rejoindre ce flot envahissant. Georges Haldas explique « sensations, vie affective et pensées ne font plus qu’un comme la motte de terre avec les racines, la tige et la fleur, et alors l’émotion poétique synthétise toutes les facultés de l’être humain. La phrase qui va sortir est une écriture poétique dans le sens où elle ne donne pas au lecteur une information, elle éveille chez le lecteur, son affectivité, son sentiment et le fait penser ». Il ne s’agit pas d’être d’accord ou pas, nous ne sommes pas dans la sphère scientifique et harassante du contestable avec les lumières du philosophe, nous sommes dans l’irruption poétique qui fait à la fois sentir, ressentir et penser. Dans une phrase de poésie, tout est concentré de l’être humain. Là où le langage philosophique mobilise la connaissance, la poésie contient la globalité de l’être. De plus, G. Haldas ajoute « Le dehors rejoint le dedans, les choses du dehors sont comme une semence qui entre en vous et vous féconde, on pourrait dire que l’émotion poétique est la rencontre nuptiale du dehors et du dedans, une rencontre nuptiale c’est déjà un bonheur ! Un plaisir, mais là en plus elle porte la fécondité car l’émotion est l’enfant des noces du dehors et du dedans, et l’émotion qui est cet enfant engendre la phrase. Il y a quelque chose de nuptial et de fécondant.» Cet état de poésie implique que l’animateur se laisse constamment toucher par les choses et tente de les dire, qu’il s’autorise cette attitude, mais de plus, un état de poésie authentique et véritable est contagieux. Si l’animateur est en sécurité de cela, il peut y avoir dans cet espace de travail, un état de poésie. Une communion de sources, des humanités en dialogue. Un au-delà de la science qui soit vrai.
Je retrouve cet aparté chaque année, au moment du bilan. Quand les participants notent sur la feuille, l’importance du cadre qui les a mis en confiance, décrivent les processus d’élaboration réflexives qu’ils ont vécus, rendent la feuille mais, dans l’échange oral, évoquent un moment qui les a marqués, qui les a durablement frappés, ancrés dans une autre réalité que celle qu’ils se faisaient. Et ce moment là de l’aparté du bilan est un moment d’aparté poétique vécu dans l’année. Un moment où ce qui était nécrosé s’est ouvert, ce qui était crampé de certitude à lâché prise, ce qui était voilé est apparu, ce qui était étouffant a pris un envol, un moment d’humanité qui se révèle dans les gais savoirs d’une gaie science qui, parfois, fait même rire la pratique.
Accompagnement des acteurs sociaux : Vers un état de poésie.