Dans son approche sur le travail de l’actualisation de la tendance actualisante d’une personne, au travail ou en thérapie, Carl Rogers défini trois conditions fondamentales. La congruence, l’empathie et l’acceptation inconditionnelle. Nous allons définir ensemble ce qui fait la spécificité de la supervision grâce à ces conditions facilitatrices en les plaçant sur deux axes, qui sont, au demeurant aussi les deux axes fondamentaux de la relation d’aide et ceux d’une Institution.
En effet, tout ce qui concerne l’accueil de l’autre, le don, la rencontre, bref, toutes les interactions avec les autres peuvent se situer sur un axe horizontal. Cet axe a comme propriété d’être une droite et non un segment, c’est-à-dire qu’elle est infinie. A donner, écouter, accueillir dans un mouvement horizontal, il y a le risque de s’étaler comme un liquide, de se répandre et de se perdre. C’est la propriété des liquides, de l’horizontalité, de se répandre à l’infini au fur et à mesure qu’il s’en ajoute. C’est aussi la propriété des gens trop gentils qui se perdent dans leurs propositions ou leurs acceptations d’aide, s’en rendent compte, puis se perdent dans la plainte et continuent à se répandre dans le constat de cette flaque qui s’étale et les dispersent. C’est la véritable définition du burn-out, une sorte d’indifférence froide contenante qui vient rassurer le sujet ainsi clivé de ses décharges et ressources émotionnelles qui l’emmenaient dans l’infini de la perte de soi. C’est aussi cela, l’épuisement de la relation d’aide. Bien entendu, dans ses limites raisonnables, cet axe horizontal est aussi ce qui fait la générosité, l’ouverture, les interactions sociales, l’enrichissement mutuel. L’analyse des pratiques professionnelles peut-être un espace d’analyse de ces fonctions généreuses pour les coordonnées de façon cohérentes même si chacun conserve son style d’autorité et d’aide propre. C’est aussi un espace d’analyse sur ce qui peut être donné, comment, quand, pourquoi, à qui etc. Même s’il est basé sur l’horizontalité de l’axe, l’espace des séances pourra s’intéresser à l’implication personnelle de chacun, aux limites cognitives entre ce que nous pensons faire et ce que nous faisons vraiment, entre ce que nous voudrions être et ce que nous constatons de nous-mêmes au travail, avec une certaine humilité bienveillante et tendre, qui considère les limites de chacun. Enfin c’est sans doute la possibilité de faire correspondre un projet d’établissement que chacun peut s’approprier, individuellement et en équipe pour former un tout harmonieux.
L’axe horizontal est l’équilibre du premier. Il revient à la congruence, l’authenticité, la rencontre avec soi-même, sa vérité intérieure, ses motivations véritables, ses sentiments réels, dans un retour à soi fait de la même humilité et de la même bienveillance tendre. Certes, cet axe n’est pas d’avantage bordé, il peut descendre dans les méandres de l’inconscient, espace réservé à la psychothérapie, intime et individuel qui n’a pas sa place dans un groupe de travail. C’est l’axe de la supervision. Il consiste à écouter, accueillir et entendre le fondement de l’acte. La générosité quand elle est en fait nourrie de peur d’être mal vu, la colère qui fut si longtemps contenue qu’elle menace dans le passage à l’acte, le racisme qui se cache dans des discours humanistes, notre peur viscérale et fondamentale de la folie, notre maladresse face au handicap, nos confusions dans les conflits entre nos projections, nos transferts. Nos valeurs fondatrices, nos croyances, notre système de certitudes, nos jugements permanents parfois si lourds à interroger. Au contraire, et bien plus souvent qu’on ne pense, on y trouve aussi une créativité qui se retient dans des regards que l’on prête aux autres, une joie qui n’ose pas prendre sa place, une compétence qui pourrait se développer mais qui demande une certaine forme d’autorisation, de place, d’oser. Bien entendu au croisement des axes il y a des points communs, l’analyse des pratiques professionnelles ne se départit pas du sujet dans ses actes, mais elle n’est pas supposé interroger ce qui les fondent. Ainsi, si une personne s’efforce de trouver la « meilleure solution » pour un jeune qui lui pose difficulté, il s’agira principalement de se centrer sur la problématique et sa résolution, d’avantage que sur le conflit larvé, la problématique réelle qui s’exprime derrière celle qui est présenté. C’est sécurisant mais c’est dangereux, parfois, et surtout assez vain, souvent. Car si au fond de l’accompagnant un conflit interne le gouverne, c’est d’avantage ce conflit qui fera surface chez l’accompagné. Nos résidents et nos équipes sont parfois comme nos enfants, les symptômes gênants de nos états d’être. Nous savons cela depuis près d’un siècle, mais depuis les travaux convainquant de Freud sur la dénégation, (notre capacité de savoir comment ça marche et de prétendre qu’il n’en n’est rien), ou notre capacité intellectuelle à concevoir l’inconscient mais physique et mentale à continuer à croire qu’il ne nous gouverne pas, les choses évoluent très lentement. Il me semble aussi que cette seconde qualité d’approche ne peut être mise en place en toute sécurité, et cela est fondamental, sans la troisième.
En effet en plus de ces deux axes, nous pourrions enfin mettre une surface englobante, limitant les débordements, le cadre et l’acceptation inconditionnelle. Le cadre doit être tenu de mains plus fermes et rigoureuses dans la supervision que dans l’analyse des pratiques professionnelles. Il s’agit d’une veille attentive, dans un état de vigilance accrue, avec une autorité réelle sur le moment de limiter l’introspection, de l’inviter à continuer vers un autre biais. Ce qui est, dans les faits, beaucoup plus rare qu’on ne le pense, chacun étant très souvent en légitimité consciente de ses pudeurs, de son espace intime et partageable. Mais vient alors un contenant très important, l’acceptation inconditionnelle. L’acceptation inconditionnelle est définie par Rogers comme une ouverture sans jugements. Elle s’exerce bien entendu sur les deux axes pour soi-même, un axe vertical, congruent, authentique, qui sent ses propres jugements, ses valeurs, ses peurs, et une ouverture horizontale qui permet d’accueillir l’autre avec empathie, en percevant son système de références internes. L’acceptation inconditionnelle reçoit l’autre là où il est, dans ses possibles, dans sa culture, ses valeurs et ses croyances propres. Et même, aussi paradoxal que ce soit, l’acceptation dans cette dimension accepte avec bienveillance les résistances au changement, les refus, les mouvements négatifs comme autant de mouvements acceptable pour la personne. La supervision ne consiste pas, jamais, à emmener un individu quel qu’il soit, à interroger sa présence personnelle dans ses actes sans qu’il ne demande ou n’adhère explicitement à cette interrogation.
Finalement, ce qu’entend cet axe vertical n’est pas si grave, pas si dramatique. Nos jugements, nos valeurs, notre histoire nous jouent de biens mauvais tours dans notre perception des autres, de l’Institution. Nous partageons un réel souvent construit que nous interrogeons si peu qu’il est souvent fait de tout sauf de réel. Dans un métier où chacun est supposé respecter, aimer même le handicap, la faille, les fragilités, il est peut-être nécessaire d’envisager avec humilité, acceptation, humour même, les siennes propres. Nos failles ne sont pas forcément des lieux de honte, de dramaturgie, de tragédie. Peut-être est-il temps justement d’envisager tranquillement nos petits côtés pervers, la manipulation dans laquelle même le poète excelle, nos masques, nos peurs, nos fragilités, notre façon de faire des reproches aux autres pour nous protéger nous-mêmes, bref, d’envisager nos propres jeux pour être plus humains face aux fragilités et aux jeux pervers des personnes que nous prétendons accompagner… Et qui ressemblent tellement à cet autre en nous que nous ne souhaitons justement pas accueillir, cette partie niée, interdite, qu’il faut accueillir chaleureusement chez l’autre sans s’autoriser d’avoir un petit côté … qui pourrait bien chanter la même chose. Car enfin, dans la supervision, nous sommes d’accord sur une chose : nous faisons de façon consciente et appliquée de notre mieux, nous respectons ce qui est fragile, nous sommes fondés par des actes d’amour. Alors pourquoi pas envers soi-même ? Et si ce n’est pas le cas, s’il n’y a pas de lien interne avec sa vérité intérieure, pouvons-nous véritablement proposer une relation d’altérité ?
La supervision ou l’axe vertical de l’analyse.