La supervision : une qualité de présence d’Etre.

Ce qui fait une des spécificités de la supervision c’est de retrouver un jaillissement de l’être. De l’être au travail parce que la famille bien sûr, mais surtout le travail sont des lieux où l’être risque de se dissoudre dans le verbe faire. Il y a tant de corrélations entre le travail de Georges Haldas sur le désert social et ce que vivent les éducateurs, les aides médicaux-psychologiques, les aides soignants, et tous les praticiens actuels de la relation d’accompagnement dans les institutions sociales aujourd’hui. Dans le désert, l’horizon à une présence beaucoup plus forte, elle n’est pas coupée de reliefs. Et le propre de l’horizon c’est de s’éloigner au fur et à mesure que l’on s’en approche, s’il est pris au premier degré, il provoque une course en avant, une fuite en avant, avec toutes les choses à faire, les buts à atteindre, dans une grande solitude. Mais également dans l’épuisement. Rassembler l’équipe dans un espace de supervision c’est proposer aux personnes de se poser, de remettre du sens, de trouver une voie quand on ne sait plus où l’on va ni même vraiment, au final, ce que l’on est en train de faire, et surtout de recontacter dans un espace temporel particulier ou Chronos s’arrête, le jaillissement de l’être.

La supervision accueil des personnes qui disent travailler « le nez dans le guidon », avec des contraintes de résultats paradoxales car le métier d’accompagnement n’a pas la caractéristique de maitrise du résultat, de maîtrise de la temporalité, il est lâche de ce point de vue. Son courage c’est celui de la rencontre des êtres pour mettre du sens dans la vie de l’un comme de l’autre. Or il y a tant à faire pour chaque jeune accueilli ou chaque adulte handicapé, tant à réaliser, à produire, dans des papiers administratifs, des rédactions de projets personnalisés, l’établissement d’un parcours de soins, les relations avec la famille. Actuellement de nombreuses institutions se perdent en vendant à des financeurs de la performance, des réductions des coûts, mais cette réduction des coûts est au détriment des salariés, elle a un coût fondamental pour eux, c’est la perte de sens de leur métier. Le cliché des années soixante-dix où l’on voyait des personnels d’accompagnement jouer de la guitare dans l’herbe avec des résidents laisse place à une dimension plus caricaturale encore, celle que l’on va accueillir une personne sans avoir véritablement le temps de lui dire bonjour et résoudre des problèmes, faire des choses, organiser, installer, faire tourner sa vie, mais ni les résidents, ni les personnels de soins ne s’y retrouvent, tout le monde s’y perd au sens le plus propre du terme.  On voit des hôpitaux avec des lits dans les couloirs, des institutions où les éducateurs sont seuls sur des services, alors on courre, on diffère les demandes, on fait au mieux qui devient au moins pire. Les symptômes qui étaient ceux des malades sont désormais aussi ceux des équipes, des soignants, fatigués de courir, en demande de s’arrêter, pour un temps, et pourtant en difficulté de le faire. Il faut, au début de chaque séance de supervision, un temps de décélération, d’accueil, car à force de courir, quand on se pose, il faut presque ré-apprivoiser la possibilité d’une présence à soi-même puis aux autres.

Or, finalement, personne n’est en demande de ce fonctionnement de pression rentable. Chacun, du plus au niveau de l’Institution au résident lui-même et à sa famille, tout le monde s’accorde dans un discours commun de mettre de l’humain au cœur du dispositif. Qu’est-ce donc, mettre de l’humain ? C’est mettre des personnes au cœur des relations d’écoute. C’est quand l’une des deux personnes qui forment un couple prend le temps de s’asseoir, quelques minutes, à côté de l’autre pour profiter, l’espace de quelques instants, de la présence de l’autre, peut-être même en silence, mais ces moments deviennent presque étonnants. C’est quand une mère lâche ce qu’elle faisait, quelques secondes pour assurer à son enfant qu’elle est fière de lui, ou qu’elle est heureuse de le voir rentrer de l’école. C’est quand un père invite son fils adolescent à aller boire un café en ville. Donc des parenthèses du faire pour une présence d’être de quelques instants. Mais pas seulement. C’est aussi, au cœur même de ce que nous faisons, au moment où nous le faisons, la qualité de présence à soi qui nous permet de réaliser ce que nous sommes en train de faire et ce que nous ressentons et de prendre le temps d’un partage furtif de cette qualité de présence. Ne serait-ce que par un regard. Par exemple quand un éducateur installe un jeune dans sa chambre, ensemble ils déballent les affaires, il explique les règles de fonctionnement, il trouve des solutions pour les problèmes qui se posent mais qu’intérieurement il est au contact avec certaines questions fondamentales, qui es-tu toi qui arrive chez nous ? C’est quand il sent, dans une certaines verticalité, ses propres appréhensions, ses peurs, ses réticences et qu’il les accueille, pour ne pas en contaminer subtilement la relation qui se noue déjà. C’est quand il prend soin, et nous n’envisageons pas le temps, mais le soin, d’entendre une chose anodine que la personne accueillie vient de dire mais à laquelle il donne de l’importance, c’est quand il prend le soin du partage de la joie qu’il a à accueillir. C’est quand chacun de nous prend le temps de reformuler ce que l’autre a dit comme si cela avait de l’importance. L’extrait littéraire qui s’impose dans ma pensée et celui d’Antoine de Saint-Exupéry qui accueille le petit prince, en lui disant d’abord à quel point il s’occupe de choses importantes de grandes personnes car son avion est en panne dans le désert et qu’il va mourir s’il reste là. C’est aussi le principe de réalité dans une institution, il y a des urgences, des choses qui ne peuvent attendre. Mais devant la colère du petit prince, il est bien obligé de s’arrêter, et c’est souvent quand une équipe fait symptôme, ou un résident, qu’on lui accorde enfin de l’importance subjective. Les résidents, les adolescents confiés aux institutions, regorgent de problèmes aussi farfelus que des moutons dans des boites, des fleurs avec des épines, des questions sur l’amour, des planètes inconnues, la rencontre d’un gros monsieur alcoolique, des questions sur les allumeurs de réverbères et sur les baobabs qui explosent des planètes quand on y prend pas garde. Antoine de Saint-Exupéry raconte : « Il éclata brusquement en sanglots. La nuit était tombée. J’avais lâché mes outils. Je me moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait sur une étoile, une planète, la mienne, la Terre, un petit prince à consoler ! Je le pris dans les bras. Je le berçai. Je lui disais : « La fleur que tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai une muselière, à ton mouton… Je te dessinerai une armure pour ta fleur… Je… » Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. ». Il y a tant de petits princes dans les institutions, et pas toujours du côté que l’on croit, mais aussi tellement de questions vitales et d’avions en panne… Il y a fort longtemps, c’étaient les résidents accueillis qui étaient comme des petits princes à consoler, pourtant, aujourd’hui, moi aussi je lâche parfois les questions tellement rassurantes de l’analyse des pratiques pour entrer dans une écoute tendre et bienveillante de la fatigue, de l’épuisement, des questions de sens des équipes. Saint-Exupéry n’est pas un auteur très à la mode chez les universitaires, cela fait naïf de l’évoquer, on parle de burn-out, des risques psychosociaux, on croit même être dans le harcèlement moral, je ne saurais critiquer, j’en suis spécialiste et chercheur. Mais dans l’espace clinique de la supervision, nous sommes surtout dans une perte des repères existentiels qui faisaient des vocations : aider, écouter, soigner, accompagner, sentir son existence quand elle rencontre celle de l’autre, être fier de son travail, d’un acte posé qui relève de l’accompagnement psycho-social.

Pour rejoindre notre image de départ sur le désert social, qu’est ce qui fait contraste avec l’horizon du désert qui s’éloigne ? Le surgissement soudain de la vie. Marcher seul, quand il n’y a ni chemin déjà tracé, ni certitudes finalement, c’est donner prise à des peurs, des réactions incontrôlables et de la folie ordinaire. Quand on marche seul dans le désert et que soudain surgit la vie, là, en face de vous, dont on ne sait d’où elle arrive, c’est un sentiment immense. Le désert donne à la rencontre la plus anodine, une impression de grande rareté, de joie. Dans la supervision je suis parfois cette rencontre existentielle, tranquille, joyeuse, ce surgissement de vie, mais plus nous nous rencontrons, plus c’est ce que chacun devient pour les autres et pour lui-même. La supervision transmet tellement cette qualité d’être que certaines équipes peuvent se superviser désormais seules. Pendant un temps, tant que les repères sont là, après il faut de nouveau un surgissement de l’extérieur.  Alors que choisissons-nous de faire ? L’analyse des pratiques professionnelles est un espace rassurant, il est structuré comme une grammaire de ce que nous devons faire, parfois même on nous demande de suivre une procédure, (un : bilan de la séance précédente, deux : apports de cas, trois : analyse, trois bis : gestion du temps de parole, quatre : reformulation-valorisation du travail effectué). Pourquoi pas, c’est un exercice très fructueux, et il a besoin d’être structuré pour être efficace, mais quand une équipe ne peut pas être en supervision, je me demande toujours pourquoi ? Pourquoi ne pas se donner le temps de jauger l’absurde, le dissout, le vain, ce qui fait souffrance au travail ? Pourquoi ne pas cesser de lutter contre les RPS, le burn-out, et ouvrir tout simplement un espace de rencontre véritable de soi et des autres ? Pourquoi ne pas faire confiance aux capacités d’être d’accompagnants qui ont choisi ce métier comme une vocation et qui cherchent par quel bout ils tenaient la ficelle de ce qui faisait sens ? C’est un espace qui peut accueillir des peines, des chagrins même, des joies, des rires, des fiertés de travail réussi, des apartés temporelles existentielles et ressourçantes… Qu’est-ce qui se dit de l’institution qui refuse que ces espaces de rencontres puissent être des espaces de supervision ? Est-ce une peur, bien compréhensible, de la dérive psychologisante ? Des sentimentalités exacerbées, des intimités intrusées ? Une difficulté à se détacher d’une manière de faire en rentabilité et procédure qui ne laissera décidément jamais place au jaillissement de l’être dans ce qu’il a de plus fondamental ? Une volonté de maitrise paradoxale de cet espace que n’on ouvre à l’extérieur de l’institution, sans les responsables hiérarchiques, puis que l’on borde comme on transformerait un fleuve en canal ? Je m’interroge, je ne juge pas, surtout pas. La direction de l’établissement reste responsable de ce qui se passe dans les équipes, même, et paradoxalement, dans cet espace dont elle est exclue, c’est une question fort complexe. Il est même exclu de faire de la supervision avec certaines équipes et préférable de faire de la régulation d’équipe, de l’analyse des pratiques et envisager, peut-être un jour, de faire de la supervision. Mais c’est une question qu’il nous faut penser ensemble, pour se donner un cadre, des limites, mais aussi des ouvertures, des respirations, des possibles et tout ce qui fait justement que la pratique à du sens, celle du travail comme celle de cet espace particulier.

La supervision : une qualité de présence d’Etre.